IL ETAIT UNE FOIS EN ANATOLIE
de Nuri Bilge Ceylan
... il se lèche les doigts..." C'est un proverbe local, entendu dans le film (et recopié à tâtons dans le noir pour ne pas l'oublier), et c'est ce que j'ai fait pendant deux heures trente, tellement j'ai aimé ce film. Bon, certes, je ne suis peut-être pas tout à fait impartial, et, si ce film se fût passé, au hasard, en Nouvelle-Zélande ou au Burkina-faso, je l'aurais peut-être reçu avec moins d'enthousiasme gourmand (ou de gourmandise enthousiaste) à propos de ses autochtones. Que voulez-vous, j'ai pour ces beautés moyen-orientales un appétit certain, (je devrais mettre "beautés" au masculin, pour être plus exact), et c'est vrai que, pendant toute la première partie du film (il y en a, grosso-modo, deux, qu'on pourrait nommer "la nuit" et "le jour"), pendant la nuit, donc, on va voyager sur des routes cahotantes et anatoliennes en compagnies de divers spécimens de la faune virile locale standard : des rondouillards, pileux et mal rasés, bref, juste comme je les aime (sauf le "héros", qui, s'il est aussi moustachu et mal rasé, est juste beau).
Beau, le film l'est aussi, incontestablement, considérations pileuses mises à part, et j'avais tellement envie de ne pas en perdre une miette que j'ai résisté à l'envie d'aller aux toilettes pendant la projection. Oui, déjà, plastiquement, c'est une merveille. Les scènes d'ouverture (un gros plan à travers une vitre sale, puis un extérieur crépuscule devant un garage) m'avaient déjà "harponné", et les suivants ne font que confirmer. Le cinéma de Nuri Bilge Ceylan me fascine et me comble. Les paysages anatoliens y sont pour quelque chose, certes, mais pas que.
Toute la première partie est une forme de road-movie turc nocturne et minimal (3 voitures, dans lesquelles sont entassés : des sommités (un procureur, un commissaire, un médecin -c'est lui le "héros"-), des flics, des hommes à tout faire, et un meurtrier) à la recherche d'un cadavre enterré par le susdit meurtrier qui ne se rappelle plus où. Lumière des phares, pénombres, visages fatigués, conversations fractionnées, arrêts répétitifs, interrogations, exaspérations... C'est plus que la recherche d'un cadavre qui se joue, ici, quelque chose de plus profond, de plus ample, et à la fois de plus simple. Juste des hommes ensemble, et, comme écrivait Léo Ferré "avec des problèmes d'hommes, des problèmes de mélancolie"...
Dans la nuit les voitures tournent un peu en rond (ils n'auront fait au matin qu'une trentaine de kilomètres) et ainsi font dans les bagnoles les petites ritournelles existencielles de chacun. Le procureur bonhomme, le commissaire sanguin, le docteur tristounet, chacun s'entr'ouvre un peu à l'autre, les histoires se frottent, les demi-mots flottent, c'est mystérieusement et continuellement passionnant (comme dirait Dominique, "avec un sujet pareil, on aurait pu/dû s'ennuyer, mais pas du tout...") On allume des cigarettes, qu'on fumera ou pas, on s'arrête pour pisser, on rigole... Choses simples, c'est la vie. Le réalisateur à partir d'un matériau de base plutôt brut, presque trivial, façonne on ne sait comment une étoffe narrative lyrique dans sa simplcité. Fascinante.
Les hommes vont alors faire une pause et s'arrêter dans un village pour casser la croûte. Belle scène de repas, conversations croisées, leur hôte est aussi une sommité, c'est le Maire du village, dont la fille venant servir le thé à la fin du repas va fournir au film une scène sublime (c'est le premier personnage féminin qui apparaît dans le film, et c'est vraiment, au sens strict, d'une apparition qu'il s'agit.)
Le jour s'est levé, mais le film n'est pas terminé, et entame sa deuxième partie, d'abord autour du corps du défunt (qu'on a enfin retrouvé) lors d'une scène curieusement en équilibre entre le cocasse et le flippant, puis retour en ville où il sera surtout question du médecin. (C'est lui le héros). Tout seul, puis avec le commissaire, puis en salle d'autopsie. Là encore, à partir de pas grand chose, la narration de Nuri Bilge Ceylan fait des merveilles...
J'ai presque tout raconté, mais ça n'a pas vraiment d'importance, le récit est presque un prétexte, c'est à un autre niveau que les choses se jouent. Les scènes se suivent et s'agencent fluidement, superbement, (j'avais envie d'écrire "s'enchâssent", pour le sentiment admiratif, presque religieux qu'elles provoquent, comme des objets précieux qu'on manipulerait avec précaution, alors que non, justement, il n'y a là-dedans rien que de très simple, de profondément humain.), on écoute, on regarde, on perçoit, on reçoit (on tente de reconstituer ce qui manque, ce qui n'a pas été dit, on se fait sa propre histoire, on cherche son pourquoi). Ce qui compte, peut-être, c'est ce rapport très particulier au temps qu'induit le réalisateur : sans vraiment dilater la durée, il prend le temps, il prend à chaque fois le temps spécifiquement nécessaire à chaque plan. C'est difficile à expliquer, mais le plaisir qu'on éprouve tient à cette qualité, à cette justesse-là.
On les a accompagnés, on a du mal à les quitter... On a envie de les revoir, oui. (Ca sera dans le bôô cinéma, mais pas avant décembre, hélas.)
Oui, ce film m'a fait forte impression.
Top 10
(le titre est trompeur, mais l'affiche aussi, je trouve...)