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THE LIMITS OF CONTROL
de Jim Jarmusch
Radical. C'est le premier mot qui me soit venu en tête lors de la projection. Radicalement beau, radicalement différent, radicalement ailleurs. (Bon c'est vrai j'adore Jarmusch et je ne suis peut-être pas tout à fait objectif.) Le film a visiblement désarçonné pas mal de critiques et a visiblement été assez peu apprécié. Et pourtant...
C'est l'essence même du cinéma (que j'aime) qui coule ici lentement sous nos yeux ébahis. Jim Jarmusch nous l'annonce dès le générique, la musique lancinante, le défilé de noms d'acteurs (ils sont rangés dans l'ordre chronologique, c'est commode, et on sait donc que, quand on verra Bill Murray, ce sera pas loin de la fin) et la petite citation de Rimbaud pour ouvrir les yeux et aiguiser les appétits. Jim est parti en vacance(s) en Espagne, et voici ce qu'il a a ramené...
Un film en forme de faux-semblant. D'apparence, on a sous les yeux l'exosquelette d'un polar standard (un tueur / un contrat à exécuter / des rencontres / des messages codés / une pin-up. / une exécution..) mais, à l'intérieur, ce n'est pas ça du tout, ou, peut-être, justement qu'en vrai il n'y a rien.
De l'espace, des pas, du rêve, des private jokes, des références à l'art (espagnol ?) sous ses multiples formes, et, surtout une structure qui s'apparenterait plutôt à la chanson (couplet / refrain / couplet / etc.) ou à la poésie (voire même au rêve), qu'au film proprement dit.
Le lonesome killer (Isaach de Bankolé, monolithique) marche beaucoup, s'arrête de temps en temps à une terrasse de café ou il commande two expressos in separate cups, et, au bout d'un certain temps vient s'asseoir à sa table un personnage (John Hurt, Tilda Swinton, Gael Garcia Bernal...) qui, après lui avoir invariablement demandé "Usted no habla español? " lui raconte sa petite histoire perso (à propos de la musique, du cinéma, de la peinture, de la science, de la guitare, des hallucinations...) tout en lui remettant une boite d'allumettes (rouge ou verte) qu'il échangera tout aussi invariablement contre une autre boîte d'allumettes (verte ou rouge) qui est dans sa poche, dont il sortira un papier sur lequel est codé un message, papier qu'il mangera idem invariablement...
Cet "itinéraire" a un but : un américain à exécuter, retranché dans une forteresse protégée par des dizaines de gardes du corps. ("Comment avez vous fait pour entrer ? " "J'ai utilisé mon imagination..."). But qui sera atteint au terme d'un itinéraire tortueux (et pourtant rectiligne) où il s'est agi de ramasser des indices, des signes (la tour, le violon, le pain,etc.) avant de relancer les dés. Jarmush s'amuse, sur ce canevas minimaliste, à jouer de la répétition comme élément ironique (il ya toujours chez lui le même humour à froid, un peu distant) et en même temps à saupoudrer son récit de micro-éléments fictionnels (les diamants, l'affiche de film, l'enlèvement, le flamenco) avec lesquels le spectateur peut s'amuser à jouer s'il le souhaite.
Le spectateur regarde le film comme Isaach de Bankolé regarde certaines toiles au musée (Juan Gris, puis Antonio Lopes -oui, celui du cognassier dans Le songe de la lumière, de Victor Erice, film par moi chéri s'il en est-, pour finir par Antoni Tapiès (que j'aime énormément aussi) -dont il a curieusement choisi une des seules toiles "vierges", sans signes, juste un drap blanc noué aux quatre coins, comprend qui peut ou comprend qui veut). Un dispositif frontal, impliquant un face-à-face, une confrontation avec un univers dans lequel on peut entrer ou duquel on peut s'abstraire, et y rester juste sur le seuil.
Avec, comme dans les rêves, une persistance des visions, une
répétition obsessionnelle de certaines phrases, entendues dès
le début du film (une scène à l'aéroport assez drôle avec Alex Descas
et Jean-François Stévenin) où, déjà, tout est dit, et sera pourtant
répété, sous différentes formes et dans différentes langues...
Plutôt que comment raconter une histoire, Jim Jarmusch s'intéresserait à comment inscrire un corps, une présence, dans l'espace (le travail de cadrage est, comme chaque fois, impressionnant de virtuosité). Ce qui est un travail somme toute éminemment théorique peut néanmoins, et paradoxalement, être reçu juste sensoriellement et affectivement, comme une expérience hallucinogène forte et douce à la fois.
Encore une fois la musique a aussi une grande importance dans cette perception (les ambiances guitareuses éthérées de Boris et Sun 0))) s'équilibrent avec un quintet(te?) à cordes de Schubert) ourlant ouatant cet univers español légèrement surex par Christopher Doyle le chef-op. Et on sort de là comme si on était un peu jeté dehors (circulez y a plus rien à voir, d'ailleurs l'ultime mouvement de caméra semble, à cet effet, coupé en plein élan) et que, porté par la force d'inertie, on prolongeait encore au-delà de l'espace stricto sensu du film la fascination dont on aurait fait l'objet.