LA LEON
de Santiago Otheguy
Incontestablement "la" découverte ciné de ce séjour parisien.
Un film en noir et blanc, très horizontal, à la perfection plastique bluffante (certains de mes amis d'ailleurs lui reprochent cette volonté de virtuosité...), bref, un objet filmique totalement fascinant, et ce dès la première image.
Un univers dense, touffu, étouffant qu'on n'appréhende que petit à petit (car on ne peut pas dire que le réalisateur joue la facilité en nous filant d'un seul coup et dès le début la carte du lieu ou en parsemant sa narration de poteaux indicateurs explicatifs, bien au contraire, ici c'est la jungle, semble-t-il chuchoter, et démerde-toi...) une histoire donc qui s'élabore en zigzags, se constitue se perd et se reconstitue au fil des méandres que parcourent un certain nombre d'embarcations, notamment un bateau, El Leon (celui qui donne son titre du film), dans un labyrinthe aquatique, insulaire, foisonnant, mystérieux.
Dans ce paysage moite d'eau, de roseaux, de forêts, de marécages (nous sommes en Argentine, dans le delta du Paraná) vivent (survivent) des hommes, loin de tout, vies minuscules, précaires, comme des ilots jetés ça et là au hasard sur le fleuve, et organisées en un monde clos, autonome (les Isleños), régi par ses propres règles, (qu'on ne saisit pas forcément d'emblée), et dont le seul lien régulier avec l'extérieur, la terre ferme, le reste du pays, du continent (la réalité ?) est ce bateau, celui que pilote El Turu, qui fait la navette entre les deux.
L'autre protagoniste, aussi mutique que le premier est hâbleur, aussi introverti que l'autre est jovial (?), s'appelle Alvaro. Il coupe des roseaux, file occasionnellement un coup de main à ceux qui bûcheronnent (et les mate un peu quand ils se baignent dans le fleuve ou quand ils font la sieste), et répare des livres de bibliothèque, bref, nous est signalé comme encore plus singulier, au beau milieu de cette somme déjà de singularités ambulantes. Oui c'est un puto, (un jeune homme sensible dans la rude langue locale). Et c'est entre lui et El Turu, le pilote à grande gueule, que va se jouer une partie tendue et redoutable, un duel (qui hésite peut-être à devenir un duo ? ), attraction / répulsion, chat et souris (mais qui chasse qui ?) homo & hétéro... Mais on n'est ici ni dans La meilleure façon de marcher, ni dans Le droit du plus fort, encore moins dans Les chansons d'amour ou La cage aux Folles. A des kilomètres.
Car Otheguy, dont c'est, il faut le souligner, le premier long-métrage, a l'intelligence de ne pas faire de cet affrontement la pièce maîtresse, le mur porteur, du film, qui aurait alors beaucoup perdu de son élégance radicale et vénéneuse. Il n'en fait qu'un des éléments dans le constat d'un combat beaucoup plus vaste, qu'il soit politique, social, ou racial. (Les Isleños, premiers habitant des lieux, voient ainsi débarquer chez eux des immigrants, les Misioneros, qui veulent profiter aussi de leur maigres moyens de subsistance, ce que certains exaltés vont percevoir comme une insupportable agression.) Aussi pauvre et malheureux soit-on, il s'en trouvera toujours un plus désemparé que vous sur l'échelle sociale, et certains auront toujours, à tort ou pas, la trouille qu'un plus bas veuille grimper sur leur barreau et leur piquer leur place.
Le film débute juste après un suicide et se termine après un meurtre. Entre les deux aura coulé, au sens propre comme au sens figuré, beaucoup d'eau. (L'eau c'est la vie ?) Le format scope (celui habituel des westerns) constitue un cadre parfait pour la rectitude (rigueur ? ) géométrique (mais pourtant violemment poétique) de son écoulement, son caractère inéluctable. Horizontalité de l'élément liquide et verticalité de l'élément humain. Horizontalité du regard et verticalité des roseaux, des arbres, des hommes. Horizontalité des embarcations qui glissent et verticalité des corps qui s'affrontent. Verticalité de la violence, verticalité du désir, horizontalité du rapport sexuel, et, finalement, horizontalité de la mort. Tout ça retranscrit, je l'ai déjà dit, dans un noir et blanc sublime, qui radicalise encore un récit où l'économie des mouvements de caméra (le réalisateur privilégie les longs plans fixes) s'allie à des cadrages à la rigueur (la vigueur) et à la beauté implacable(s), pour évoquer cet univers foisonnant, mi-homme mi-bête, à la beauté vaguement inquiétante, mais aussi à la tristesse prégnante.
(J'ai pensé, à la fin, peut-être paraitra-ce ici trivial, au clip de Tanita Tikaram Twist in my sobriety, en sépia et blanc, qui évoquait un univers assez semblable. Longtemps je l'ai considéré comme le clip le plus triste du monde.) Si La Leon n'est pas bavard, il est pourtant très sonore. Beaucoup de bruissements, de chuintements, de craquements, (la bande-son est aussi extrêmement travaillée), entre le végétal malmené et l'animal aux aguets, entre l'inquiétude et la menace, entre la caresse et le coup. Oui on est quelque part au milieu d'une jungle, perdu dans la forêt, on n'est sûr de rien, on avance à pas lents, aux aguets et rien de plus beau, de plus jouissif que cette perte-là (on ne serait plus si loin, finalement, de la deuxième partie de Tropical malady, non ? Mais peut-être là m'égare-je)
Bon, encore une fois, (smiley rosissant), j'avoue (soyons honnête) m'être quand même très intéressé au sous-texte gay... (même si l'auteur a dit et répété que ça ne l'intéressait pas de faire un film homosexuel, et que d'ailleurs lui-même ne l'était même pas!) En tout cas je peux vous dire que ça fonctionne, et bougrement! Tout y est, les regards, les visages, les corps, (et même le sexe, d'ailleurs... Si si! Et joliment impressionnant, avec ça), et les figures (de style) imposées des circonvolutions tortueuses de la séduction, (in)volontaire ou pas, d'autant plus efficace (à mon sens) que les protagonistes en sont très (trop ?) humains (je veux dire "normaux"), oui, simplement, ordinaires, comme vous et moi (enfin, comme moi surtout).
Dans le top 10, et hop!