GERRY
de Gus Van Sant
C'est rare que je chronique ici un film non vu en salle. (S'il fallait que je le fasse pour tous les films vus en dvd, ce blog n'aurait plus aucun(e) lecteur (trice) depuis belle lurette.) Mais là je dois faire une exception. Me serais-je, comme on dit, pris une claque ? Il semblerait bien. Ce dvd, je l'avais depuis, quelques temps déjà, (gagné en renvoyant un bon découpé dans Libé) rangé sur l'étagère en me disant "On verra bien plus tard..."
Et un certain enchevêtrement de circonstances a fait que je ne me suis décidé à le voir qu'hier soir, en me faisant, d'ailleurs, au départ, violence, comme on dit. Que peut-on espérer d'un film qui, pendant une heure et demie, vous raconte l'histoire de deux copains prénommés Gerry qui se perdent dans le désert ? Pas grand-chose a priori. Et bien détrompons-nous (comment dit-on à la première personne ? détrompe-je moi ? )
C'est vrai qu'au début il y a un effort à faire pour entrer dans le film (comme m'avait prévenu Hervé) mais au bout d'un certain temps se produit comme un déclic, on sait qu'on est dedans. Et qu'on n'aura plus envie d'en sortir. Ca ne vous lâche plus. Ce qui est bluffant, c'est le contraste entre l'économie minimaliste du projet (un scénar riquiqui, deux acteurs qui sont aussi scénaristes, un désert et c'est à peu près tout) et l'intensité (la multiplicité) des réactions qu'il provoque.
On est, au départ, en terrain connu : deux mecs en bagnole sur une route toute droite, et la musique minimale et mélancolique d'Arvo Part qui vous pianote que tout n'est peut-être pas aussi simple. Qui descendent de la bagnole pour aller à pied quelque part (un endroit touristique vraisemblablement), un endroit qui ne sera -d'ailleurs- jamais nommé.
Deux copains, donc, dont on apprendra juste qu'ils s'appellent tous les deux Gerry, qui partent, les mains dans les poches, pour une promenade de santé, et vont s'apercevoir assez vite qu'ils sont perdus. Qui passent calmement une première nuit à la belle, et, le lendemain matin, vont continuer sur leur lancée et tenter de retrouver leur chemin. Eux qu'on a vus, la veille, courir comme deux chiens fous, les voilà qui marchent à un rythme soutenu d'abord, puis à vitesse normale, puis à un rythme qui ira en décélérant jusqu'à l'immobilité, à l'arrêt, au sur-place. C'est... fascinant. Ce but en même temps vital et dérisoire : retrouver leur chemin, retrouver leur bagnole, devient, au cours du film, de plus en plus lointain, désincarné, inaccessible, abstrait. Gerry et Gerry vont traverser des paysages de plus en plus sublimement hostiles pour tenter d'aller (de se rendre) encore plus loin. Mais où ? Tandis qu'au ciel passent les nuages en accéléré, et sur la terre leurs ombres fuyantes, au fur et à mesure que le film avance, aussi sûrement implacable que le soleil là-haut.
Gerry, c'est d'abord une expérience. Sensorielle, affective, sociale, topographique, que chacun peut vivre à son niveau. C'est aussi, et surtout, une démonstration virtuose de mise en scène. S'il s'agissait de géométrie dans l'espace (cinématographique) je dirais que le film se résume en figures simples : la ligne, le cercle, et le point. Le(s) point(s) c'est chacun des Gerry, la ligne, c'est le tracé de leur parcours, le cercle c'est la perception de ce qui les entoure, (cercle qui sera matérialisé d'ailleurs par la caméra, en un double et ample panoramique circulaire sur le Gerry brun, d'abord interne : on tourne autour de lui, puis, a contrario, tourné vers l'extérieur, mais à partir de lui : le centre et la circonférence).
Plus on avance, et plus les plans s'étendent, se dilatent, s'épurent, dans la durée et dans l'espace, à partir de leur propre rythme (les profils filmés l'un à côté de l'autre, allant parfois jusqu'à se superposer, l'un faisant disparaître l'autre) tout cela culminant (à mon sens) dans une scène fabuleuse et quasiment abstraite où les deux marchent, titubent plutôt, dans une sorte de désert blanc, et la caméra qui les accompagne dans un travelling qui progresse au même rythme garde le cadre constant, créant un sentiment paradoxal de mouvement et d'immobilité en même temps. Plus le récit progresse et plus les personnages (et les spectateurs aussi, donc) vont perdre progressivement leurs repères.
Beaucoup de choses, d'interrogations, d'interprétations ont été écrites sur le pourquoi du film, sur le message supposé de Gus Van Sant, sa signification, mais je ne suis pas sûr que ce soir le plus important, et donc je n'apporterai donc pas ma petite pierre supplémentaire à l'édifice. Non, pas d'interprétation. (...) Car Gerry est bien un trip. Certains ont utilisé le mot hallucinatoire, ça me convient plutôt. Récit d'une dilution, d'une désagrégation.
Juste deux hommes, des paysages (la forêt, les collines, le désert) , des sensations physiques (la soif, la fatigue, la saleté) des sentiments (l'inquiétude, l'abattement, la colère) des bruits (le souffle, les pas dans les caillasses) des lumières cycliques et changeantes (l'aube, le plein midi, le crépuscule) des éléments naturels (le soleil, le vent, les buissons, les rochers, la poussière). Rien de sensationnel au départ, et pourtant voilà un film qui vous reste longtemps imprimé dans le coeur et dans la tête. Longtemps.
Je l'avoue, si, au début, j'avais l'oeil qui s'égarait régulièrement vers la petite horloge qui décompte la durée sur le lecteur, je me suis surpris, à la fin, à penser non, pas déjà, à souhaiter que ça dure et que ça dure encore, à ne plus vouloir partir... Oui c'est un peu comme quand on fait (faisait ?) une grande promenade, il y a le temps de la mise en route, on s'échauffe, puis il faut faire l'effort, choper le rythme, et des fois, on est vraiment récompensé, on est bien, on est dedans, on a réussi, on est fatigué mais content. Et des fois ça ne se passe pas vraiment juste comme on avait prévu...
(affiche américaine)
(affiche française)